Merci pour le cadeau Sen, et moi je t'offrirai une corde pour te pendre.
_____________________
Six dents de bois
Fini… Tout était fini ! Cette vie merveilleuse qui le comblait tant avec la femme qu’il aimait par dessus tout, ses projets d’avenir, ses rêves de voyages en terres inconnues en tête à tête, faire découvrir le monde à ses enfants… Tout cela venait de s’écrouler en un instant, à l’instant où en revenant du travail, Franck avait aperçu une voiture de police garée devant chez lui.Cela faisait maintenant deux semaines qu’Evana était morte et Franck ne comprenait pas. « Un suicide » lui avait-on dit dès le lendemain. Il avait d’abord tout renié en bloc, refusant d’admettre la terrible vérité mais les preuves étaient là.
Ce mardi 14 Novembre Franck était affalé sur le canapé, le regard vide. Il n’avait pas mangé depuis trois jours, voire plus si l’on considérait les infimes quantités de nourriture qu’il était parvenu à ingurgiter les semaines précédentes. Il ferma les yeux se remémorant les derniers mois de bonheur qu’il avait vécu…
« Chérie, viens voir, regarde, regarde par ici !
-Mais qu’est ce que c’est ?
-Une bague de fiançailles mon amour. Nous en avions longuement parlé et puis cette prime que j’ai eu grâce à mes déplacements à l’étranger… Et bien ça m’a, comme qui dirait, décidé. Mon cœur me le rappelait sans cesse mais je ne voulais pas t’offrir une bague de pacotille, elle devait seulement représenter ce que je ressens pour toi. »
Evana avait les larmes aux yeux, elle embrassa mille fois Franck. Cet instant était magique, elle en avait rêvé si souvent, sans pour autant réussir à se l’imaginer tel qu’il devint.
Comme tous les soirs, Evana s’assis sur le canapé et Franck lui peigna délicatement les cheveux avec un peigne en bois à six dents qu’il lui avait offert tandis qu’ils se racontaient mutuellement leur journée. Les cheveux d’Evana sentaient bons, ils rappelaient à Franck la petite maison de campagne dans laquelle ils passaient la plupart de leurs été. Ah qu’il était loin l’été, la détente, le soleil… Franck revint à la réalité : Evana cherchait un travail et son salaire suffisait tout juste à leur fournir le strict nécessaire, sans fioritures.
Le lendemain, Evana, qui disait se sentir un peu faible alla consulter un médecin. Elle promit à Franck que dès la fin de son rendez vous, elle irait à un entretien d’embauche, comme prévu.
Le soir venu, lorsque Franck rentra du travail, harassé par sa longue journée, il trouva Evana, en larmes dans le salon. Il l’interrogea, pour savoir ce qui n’allait pas.
« Ils, ils ne me veulent pas… ils ne me veulent plus ! » laissa t-elle échapper entre deux sanglots.
Franck ne compris pas tout de suite la raison de l’affolement d’Evana. Elle avait pourtant fait plusieurs entretiens d’embauches infructueux avant, mais jamais elle n’était revenue dans un tel état.
En effet, Evana avait de nombreux diplômes et certains patrons, très à cheval sur les fonds de leurs entreprises, considéraient que malgré ses qualifications excellentes, l’engager serait à long terme une perte d’argent évidente.
Cette fois là c’était une entreprise pharmaceutique qui s’était montrée réticente. Le patron, Martin Farver n’avait apparemment même pas écouté Evana jusqu’au bout avant de lui refuser le poste. Evana finit son récit puis se calma, mais son sourire avait disparu. La semaine suivante se passa sans encombres, cependant, un voile de tristesse semblait avoir pris possession du visage d’ordinaire si joyeux d’Evana. Elle passa trois autres entretiens. Le premier pour un poste de pharmacienne, que le gérant, Jack Rivet lui refusa immédiatement. Le second pour un simple emploi de serveuse chez « Henri », le fast-food du coin. Et enfin chez « Berny » un autre fast-food de quartier. Le deuxième poste lui fut refusé tout net, tandis que le dernier patron décréta avoir eu vent d’éléments péjoratifs à son égard par le patron de chez « Henri » car ils jouaient soit disant au golf ensemble chaque semaine.
Ainsi furent les explications confuses d’Evana, sur le canapé du salon, tandis que Franck lui peignait les cheveux.
« On va y arriver, tu verras Eva, jeudi, tu as le dernier entretien que tu as pu trouver alors à celui là, ils ne peuvent que t’embaucher ! En plus Philippe Caglot est un ami, il devrait se montrer compréhensif à notre égard, et je ne vois aucune raison qui pourrait le pousser à refuser une employée aussi talentueuse que toi. »
Evana passa le dernier entretien qui la bouleversa encore plus que les précédents. Elle se mura dans le silence, refusant d’évoquer le sujet avec Franck. Elle sortait pratiquement tous les jours prétextant diverses courses. Franck ne chercha pas à découvrir ce qu’elle faisait. Il avait confiance en elle, simplement, et si elle lui cachait des choses c’est qu’elle avait une bonne raison de le faire.
Il n’y eut plus d’entretiens jusqu’à la fin du mois d’octobre. Evana semblait quelque peu apaisée, mais sa bonne humeur n’était pas revenue pour autant, elle semblait soucieuse.
Un matin, Franck, de bonne humeur lança : «Dis, Eva, on aura des enfants quand on se mariera ? Deux ce serait bien, pour ne pas avoir un seul enfant gâté, mais pas vingt non plus ! On les emmènerait à la campagne et toi tu leur apprendrait à tresser des couronnes de fleurs. Ah… mais si c’est des garçons, on oublie les couronnes de fleurs ! Dans ce cas là on fera de longues balades en forêt… »
Franck sourit, il était heureux avec Evana, quoi qu’il arrive, il l’aimait tant. Dans son élan de joie, il ne remarqua pas le profond désespoir qui venait de s’afficher sur le visage de la jeune femme.
Deux jours après, elle arracha la feuille du calendrier pour la dernière fois.Franck rouvrit les yeux et une larme roula sur sa joue. Il entendit le téléphone sonner, une fois, deux fois… Pourquoi ne se taisait-il pas ? Ne pouvait-on même pas faire son deuil en paix ?
Franck décrocha et entendit une voix rauque témoignant d’un évidente dépendance au tabac à l’autre bout du fil :
« Excusez-moi, pourrais je parler à Melle Evana Walter ? »
Franck resta sans voix, il sentit un sanglot monter dans sa gorge. En pleurant, il expliqua la situation à l’inconnu, qui avait finalement l’air aussi bouleversé que lui.
« Je suis… je vous prie d’accepter mes condoléances les plus sincères. Je suis le médecin d’Evana, j’ai une chose à vous dire… M’écouterez-vous ? »
Franck raccrocha le téléphone, le regard vide. Il ramassa fébrilement le peigne de bois qui se trouvait encore sur le tapis et le serra aussi fort que possible jusqu’à s’entailler le petit doigt. Il avait décidé, définitivement.
Le 16 Novembre, l’inspecteur Typher commença son travail à 8h30, sans prendre le temps d’avaler de petit déjeuner. Il arriva sur la scène du crime emmitouflé dans sa parka mauve, cigarette allumée et mine impassible.
« Qu’est-ce qu’on a aujourd’hui ?
-Martin Farver, 42 ans, patron d’entreprise. La mort à dû avoir lieu vers minuit, d’un seul coup de couteau. La victime s’est débattue et a perdu tout son sang.
-C’est tout ?
-Ah, j’oubliais, on a trouvé un petit morceau de bois verni dans sa main droite.
-Des empreintes ?
-Et non, le meurtrier n’a rien laissé… »
Typher soupira, encore une de ces affaires classées sans inculpation, pressentait t-il. Il ramassa le morceau de bois, le mit dans sa poche, et commença à examiner les lieux.
Le lendemain, un autre corps fut découvert, similaire au précédent. Un seul coup de couteau, un éclat de bois poli, et aucunes empreintes. Typher fulminait… Qui s’amusait à décimer les patrons des grandes entreprises de la ville les uns après les autres ? La veille Martin Farver et maintenant Jack Rivet. Quel était le lien entre les meurtres et qui connaissait les deux victimes assez bien pour les supprimer ? Personne, à priori…
La police s’enlisait, les pistes qu’elle suivait ne menaient nulle part. Elle ne sut empêcher les meurtres du lendemain.
Deux corps furent trouvés ce jour-là, deux patrons de fast-food, Henri Belvett et Berny Deris, tous deux poignardés. Dans leurs mains, deux bouts de bois vernis. Le meurtrier courait toujours et n’avait pas fini sa besogne. Il tuait maintenant des individus dans d’autres domaines que le pharmaceutique.
Deux jours se passèrent sans crimes. Les habitants furent rassurés et crurent naïvement que cette histoire était une affaire classée. Les gens arrêtèrent de se méfier. Phillippe Caglot non plus ne se méfia pas lorsque son meurtrier le poignarda pour laisser un éclat de bois verni dans sa main droite.
L’angoisse reprit, les gens terrorisés avaient tous l’impression d’être des cibles potentielles du tueur qui d’après certains, visait au hasard.
Le 14 décembre, une semaine après le dernier meurtre, on appela l’inspecteur Typher sur sa ligne privée. Il accouru aussi vite que possible quand un agent lui annonça que l’affaire des « six dents de bois » était terminée. « Six ? » s’interrogea mentalement Typher. Il n’en avait compté que cinq pourtant.
Ce matin là, une femme âgée avait voulu aller comme toutes les semaines déposer un bouquet de fleurs sur la tombe de son défunt mari. Elle avait alors trouvé le corps de Franck Simen, gisant sans vie sur la tombe d’Evana Walter et s’était empressée d’appeler la police.
Franck avait laissé une lettre :
« Ma chère Evana, mon amour,
Tu vois, j’ai été aveugle, je ne me suis rendu compte de rien jusqu’à ce que tu me quittes.
Quel idiot j’ai été… Alors je les ai tous tués, ces traîtres, c’est de leur faute si tu es partie.
Je sais que tu aurais détesté cela, mais comment continuer à les laisser faire comme si de rien n’était, les laisser faire à d’autres ce qu’ils t’ont fait à toi. Je veux que tout le monde le sache, que les gens ouvrent enfin les yeux.
Tu te souviens du joli peigne en bois que je t’avais offert ? Combien j’aimais coiffer tes cheveux avec ? Il avait six dents. Une pour chaque personne qui t’a menée à la mort. Cinq dents… Et une pour moi, une parce que je n’ai pas su te sauver. Moi qui comme un imbécile, parlait d’enfants en ressentant une telle joie. Tu me diras que je ne pouvais pas savoir, c’est vrai, mais après avoir tué cinq personnes, peut-on encore être pardonné ?
Je préfère m’en aller, je pars en paix en espérant que tu aperçoives mon signe de la main du haut du paradis, car il y a peu de chance que j’y aille.
La dernière phrase de cette lettre sera adressée à vous, ceux qui lirez cette lettre, la police je suppose… Sachez que la femme de ma vie n’avait commis aucun crime mis à part celui d’avoir contracté la maladie du SIDA. »
L’inspecteur Typher regarda la dernière dent de bois gisant à terre à côté du peigne édenté. Ils les ramassa et les mis dans sa poche, avec les autres bouts.
« Vous pouvez emmener le corps » prononça t-il lentement, comme si il venait de recevoir un choc en pleine poitrine.